» Une larme m’a sauvée «
Publié dans Ouest France le dimanche 29 juin 2014 par François Régis HUTIN
L’histoire bouleversante d’une femme que l’on croyait morte.
« Je ne peux pas mourir maintenant sauf… sauf si on décide de me tuer ! » C’est la seule et terrible inquiétude que ressent cette femme terrassée soudainement par une maladie qui l’enferme complètement. Elle ne peut ni parler, ni bouger, ni rien exprimer d’aucune manière, pas même par un regard ; mais elle entend tout, elle ressent tout. Dans son corps, la souffrance, la douleur ; dans son esprit, le désespoir de cette communication coupée. Si totalement coupée que tout le monde pense qu’elle est plongée dans un coma dépassé et irréversible.
On essaie de la faire réagir en la pinçant, par exemple, aux endroits les plus sensibles et, comme aucune réaction ne se produit, on estime qu’elle est morte. Devant le lit où elle gît, on parle de cercueil, de pompes funèbres, d’enterrement. On escompte la fin dans les quelques jours à venir.
Son mari vient la voir, il lui tient la main. Elle sent que c’est lui. Elle sait qu’il ne l’abandonnera pas. Quand les soins sont administrés, on prend peu de précautions puisqu’on la croit privée de sensibilité. Or elle ressent tout. Elle s’aperçoit que certains soignants sont plus délicats que d’autres. Elle espère toujours que c’est l’équipe la plus attentive qui entre dans sa chambre. Elle crie tout le temps « au secours, je suis en vie ». Mais elle sait que ce cri ne sort pas de sa bouche, qu’il reste lui aussi enfermé en elle.
» Écoutez mes appels muets ! »
Le désespoir la saisit. Elle crie plus fort, elle supplie : » Ecoutez mes appels muets ! ». Mais rien ne se passe, rien ne change. Les autres attendent le dernier souffle mais le souffle reprend toujours. Elle pense qu’on va la débrancher. Mais alors que va-t-il se produire ?
Une idée lui revient et la terrorise. Elle a fait part de sa volonté d’être donneuse d’organes pour, dit-elle » voler à la mort pour donner à la vie « . Et elle se dit : » Si l’on me croit morte, pourquoi ne profiterait-on pas que mon corps soit encore chaud pour y prélever un rein, le cœur ? » Or, aux yeux des médecins, elle est en mort cérébrale. Alors, quand elle sait qu’on s’approche d’elle, si elle n’a pas la certitude que c’est sa famille, elle s’affole.
Voilà ce qu’a vécu cette femme mais, un jour, elle entend sa fille lui dire : » Ne t’en fais pas ma petite Maman. Je pends soin de Papa. » La tendresse l’envahit, la submerge. Elle pleure. Elle pleure toujours en elle-même, mais elle sanglote si fort qu’une larme s’est échappée et sa fille tout à coup s’écrie : » Maman pleure. » Elle comprend qu’on a compris qu’elle vit. Alors, dit-elle, « je pleure de joie ! ».
Peu à peu le mouvement revient. Elle est sauvée, sauvée par une larme. Elle veut témoigner. Elle écrit ce petit livre qui se lit comme un roman. » Après moi, écrit-elle, on ne pourra plus jamais conclure qu’une personne ne souffre pas parce qu’elle est complètement inerte… Par mon histoire, je souhaite devenir la porte-parole des non-communicants… Je crois que toutes les lois de la nature ne sont pas encore connues « …(1)
François Régis HUTIN
(1) Une larme m’a sauvée, d’Angèle Lieby avec Hervé de Chalendar, Editions Pocket.
Euthanasie. Point de vue : Ne touchez pas l’Intouchable !
Publié dans Ouest France le lundi 23 juin 2014
Alité de longs mois dans le service exceptionnel du Pr Brigitte Perrouin-Verbe et de son équipe à Nantes, j’ai goûté avec bonheur le miroir de ma conscience dans le plafond de ma chambre. Avec l’agitation du film Intouchables, inspiré de ma vie, j’avais oublié ma condition de grand fragile. Dans le silence et l’immobilité, je retrouve enfin un peu de l’innocence et de la conscience de l’enfant que j’étais ou du tétraplégique que je suis depuis vingt ans.
J’ai côtoyé l’extrême fragilité, la différence insoutenable du polyhandicapé, du traumatisé crânien, la laideur de celui qui ne sait plus se contenir […], gémit et hurle sans contrôle. Auraient-ils tous perdu leur dignité ?
En présence de ces extrêmes, j’ai appris à devenir […] simple récepteur de l’autre dans son infinie altérité. Désarmé face à cet autre tellement désarmant, je suis prêt à reconsidérer le monde avec tendresse et engagement.
De la télévision me parviennent les rumeurs d’un monde estompé […]. J’ai assisté avec une sourde appréhension à un débat sur le « droit à mourir dignement », comme si au menu de la vie on pouvait choisir la mort, être euthanasié quand la vie n’est plus une vie, quand le mal incurable ne vous laisse plus rien espérer de l’existence. Est-ce vraiment une liberté nouvelle que de disposer d’une vie qui aurait perdu les attributs de la dignité ? L’homme, après s’être rendu maître de la nature, se rendrait maître de la mort ; après l’abolition de la peine de mort, serait-ce l’abolition de la peine de vie ?
Fraternité à l’égard des plus faibles.
Si vous m’aviez demandé lors de mes quarante-deux ans de « splendeur », avant mon accident, si j’accepterais de vivre la vie qui est la mienne depuis vingt ans, j’aurais répondu sans hésiter, comme beaucoup : non, plutôt la mort ! Et j’aurais signé toutes les pétitions en faveur d’une légalisation du suicide assisté ou de l’euthanasie.
Quel « progrès » ! Mais quelle violence faite aux humiliés, à la vie aux extrémités ; comme s’il n’y avait de dignité que dans l’apparence et la performance. La dignité nous la trouvons dans le respect dû à toute personne, dans l’accompagnement avec tendresse et considération, dans l’acceptation de la fragilité inhérente à la création. Qu’il est surprenant d’adhérer à la lutte pour la survie des espèces menacées et de me la refuser !
« C’est un droit qu’on vous propose » me dit-on ; « c’est une option, mais qui ne vous concerne pas », rajoute-t-on puisque vous ne demandez plus à mourir. Est-ce donc réservé aux plus humiliés, anormaux, dérangeants, inquiétants, silencieux, douloureux ? Culpabilisés, dépressifs et terrorisés par leur indignité ou pire, incapables de formuler une objection, ils n’auront pas la force, l’envie ou la capacité de résister aux regards ou au droit prescrit par une société anonyme « à la mort assistée dans la dignité ».
Quelle absence d’intelligence de la fragilité et de la différence, sources de richesse et de réconciliation ! Redonnons un peu de fraîcheur au mot de dignité, ne réduisons pas la dignité à la dignité d’apparence. Notre vivre-ensemble est fait de liberté entendue comme responsabilité, d’égalité devant la considération, de fraternité à l’égard des plus faibles et de solidarité dans l’épreuve. La dignité est le respect dû à la personne : ne touchez pas l’Intouchable !
(*) Philippe Pozzo di Borgo, Chevalier de la Légion d’honneur. Tétraplégique après un accident de parapente. Son livre Le Second Souffle (éd. Bayard) a inspiré le film Intouchables